Où la technologie rencontre la culture
sur les modes de l’improvisation collective
et de l’annotation contributive

Manifeste et manifestation
pour une troisième époque du web
et des technologies numériques

 

Depuis 1993, avec l’avènement de la technologie du world wide web, le numérique a changé la face du monde : il s’est répandu dans la population planétaire comme s’enflamme une traînée de poudre. Pour une large part, cette socialisation s’est opérée à travers des pratiques culturelles – en particulier avec l’échange de fichiers par l’intermédiaire de sites dits P2P, c’est à dire pair à pair – : la technologie numérique a rencontré la culture sinon tout à fait à sa naissance, du moins dès qu’ont commencé à se dessiner les contours de ce que l’on a appelé le web 2.0, ou web collaboratif, avec lequel se sont développés les blogs.

Parce qu’il a été le vecteur de ces nouvelles pratiques, en particulier celles liées à ce que l’on a appelé l’expressivisme 1, directement issues des technologies collaboratives, le world wide web a aussi été porteur d’un très large espoir de voir émerger à travers lui un nouvel âge de ce que Hannah Arendt appelait l’être ensemble aux niveaux locaux comme au niveau planétaire, et tel qu’il redonnerait aux habitants de la Terre la possibilité de cultiver de concert des formes d’intelligences collectives et individuelles profondément renouvelées.

Cependant, depuis quelques années, un doute profond quant à cette promesse des réseaux numériques s’est installé – en particulier parmi les hackers et les « hacktivistes » qui sont généralement plus et mieux informés que les autres parties de la population de l’évolution technologique 2. Ce « blues du net » tient au fait que l’évolution des pratiques sociales, surtout depuis l’apparition de grands réseaux sociaux3, reconduit à des formes ni collaboratives ni contributives, mais hyperconsuméristes, et fondées sur l’économie des data qui est de plus en plus perçue comme la capture et l’exploitation destructive de données personnelles – destructive des personnalités et des groupes sociaux, mais aussi des fiscalités nationales et même des institutions de la gouvernementalité classique au sens de Michel Foucault 4.

Nous pensons que dans ce contexte, et compte tenu de sa thématique – Where technology meets culture – , Mons capitale européenne de la culture sera en 2015 une formidable occasion pour l’Union Européenne de repenser sa politique culturelle, sa politique scientifique et sa politique industrielle du point de vue de ces promesses, de leurs déceptions, et des réponses que pourrait et devrait apporter une nouvelle vision du web coordonnant étroitement ces politiques, et à une époque de très rapides et de très amples transformations où il est de plus en plus vraisemblable que le web devrait connaître un nouvel âge – notamment après les révélations d’Edward Snowden.

Les concepts qui soutiennent le projet que nous présentons ici partent de l’hypothèse d’une possible mutation du web. En ce sens, Où la technologie rencontre la culture sur les modes de l’improvisation collective et de l’annotation contributive est une sorte de Manifeste et manifestation pour une troisième époque du web et des technologies numériques à travers une mise en scène de pratiques d’improvisation aussi bien que d’annotation dans les domaines de la musique et de la philosophie, qui sera rendu public à la fin du mois d’août 2015 dans le cadre du Festival des (Rencontres) Inattendues Musique et philosophie –rebaptisé pour l’occasion le Festival des (Rencontres) Inattendues de la technologie, de la culture et des générations à travers la musique et la philosophie.

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Depuis sa création en 2006, l’Institut de recherche et d’innovation du Centre Pompidou (IRI) soutient l’hypothèse selon laquelle la technologie numérique transforme profondément les pratiques artistiques et culturelles non seulement des artistes et des gens de lettres, mais de leurs publics.

Dans De la misère symbolique 5, Bernard Stiegler, fondateur et directeur de l’IRI, a soutenu qu’avec les industries culturelles et les technologies analogiques, le rapport des publics aux œuvres a été radicalement modifié par le fait que les appareils d’enregistrement puis de radiodiffusion ont installé les publics dans une position de consommation qui les a transformés en audiences au sens où les définissent et les créent les pratiques des dispositifs mesures d’audience tel l’audimat.

Ces audiences, qui se caractérisent par leur valeur marchande, et non par leurs capacités critiques, ont lentement mais profondément transformé la scène publique, au point que la vigueur critique et « contre-culturelle » qui avait surgi après la seconde guerre mondiale des industries culturelles et les médias de masse (par exemple dans le jazz, le cinéma et les arts visuels) a paru se diluer et s’épuiser dans le marketing – aussi bien celui du marché de l’art que celui de la grande consommation – , soumettant toute la vie esthétique aux canons de l’adverstising, au risque d’instaurer le règne de l’indifférence et de l’anesthésie que craignait Walter Benjamin dès les années 1930 6.

À partir de ces analyses, et convaincus que les discours de Béla Bartók

et de Glenn Gould

sont porteurs d’une alternative à cet état de fait – Bartók, anticipant dans le développement de la radio une régression de la culture des amateurs de musique puisqu’il devient alors possible d’écouter de la musique sans savoir en faire, voit aussi dans le phonographe la possibilité d’un renouveau de la pensée musicale 7, et Gould projette en 1966 dans le magazine High Fidelity l’invention d’une toute autre instrumentation des oreilles des publics de la musique à travers une chaîne de haute fidélité numérique basée sur l’interprétation par l’auditeur de l’interprétation du musicien 8 – , l’IRI a conçu, réalisé et socialisé le logiciel Lignes de temps

en vue de constituer des communautés d’amateurs de cinéma sur la base d’instruments d’analyse critique et de confrontation d’interprétations des spectateurs de films à l’époque du multimédia. Ce logiciel qui est désormais pratiqué dans de nombreuses universités est également installé sur les postes de consultation du département audiovisuel de la Bibliothèque Nationale de France.

L’IRI a aussi développé de nombreuses applications qui lui ont permis d’implémenter et de mettre à l’épreuve ses concepts dans les contextes les plus divers, qui vont du réseau twitter

au festival d’opéra d’Aix en Provence, en passant par la fondation Wikimedia et le ministère français de la culture et de la communication.

Actuellement, ses principaux travaux, qui sont mis en œuvre dans le cadre d’un groupe international dédié aux digital studies,

portent sur l’herméneutique et la catégorisation contributives dans les domaines des savoirs académiques et artistiques sous toutes leurs formes, et en vue de développer une recherche contributive.

La recherche contributive est pour l’IRI la condition d’effectivité des formes d’enseignement supérieur basées sur le numérique, tels les massive open online courses. Ces enseignements supposent en effet le développement de communautés de pairs capables de participer à des processus d’évaluation. L’interprétation et la catégorisation contributives sont précisément des méthodes de formation de telles communautés. L’IRI coopère actuellement en France avec le CEA, le CNRS et pharmakon.fr (Ars Industrialis) 9 dans les champs de l’astrophysique, de l’histoire contemporaine et de la philosophie pour le développement de ces technologies.

I – Proposition

Dans le cadre du Festival des (Rencontres) Inattendues de la technologie et de la culture à travers la musique et la philosophie, nous proposons de développer autour de Tournai – en coopération avec la fabrique de théâtre, pharmakon.fr, le festival d’Aix en Provence, des écoles et conservatoires de la région de Mons, avec des amateurs, et par des développements spécifiques de ces technologies – des communautés contributives d’improvisation et d’annotation dans le domaine de la musique, et dans des contextes à la fois de la répétitions d’orchestre, de performance publique, de conférences, d’enseignement musical et philosophique, et d’analyse critique a posteriori.

Lignes de temps sera pour cela configuré en vue d’optimiser l’annotation collective en temps réel ou en temps différé de flux temporels « streamés » et enregistrés, et en tous genres (musique, cinéma, conférences, cours, émissions de radio ou de télévision, etc.), sur le modèle de cette maquette, que nous avions réalisée pour France Culture :

et du logiciel Omax réalisé par l’Ircam, et pratiqué par de nombreux musiciens dans tous les genres musicaux, dont Bernard Lubat, co-auteur de cette proposition.

Fondé sur le logiciel d’aide à la composition Open Music et sur le logiciel de traitement en temps réel Max MSP, Omax est un système d’analyse d’improvisations qui y répond par des performances d’improvisations machiniques produites en temps réel, qui prolongent et extrapolent des improvisations de musiciens tout en faisant apparaître les régularités formelles en quoi consistent les combinaisons musicales produites par l’improvisateur.

L’interface graphique d’Omax donne à ces analyses et à ces performances une visibilité qui permet d’envisager la constitution de communautés d’improvisation collective à la fois par le contrôle graphique d’Omax et par des indications de direction d’orchestre via l’annotation de ce contrôle graphique sous Lignes de temps (annotation qui peut être produite en cours de performance aussi bien qu’après-coup).

Le projet soumis dans le cadre de Mons 2015 est de former des publics d’amateurs, improvisateurs et critiques à travers une école itinérante et temporaire de musique et de philosophie dont les travaux seront animés par le musicien de jazz Bernard Lubat et sa Compagnie Lubat, et par le philosophe Bernard Stiegler, directeur de l’IRI, et son école pharmakon.fr. Cette école formera ses élèves à la pratique des instruments d’improvisation collective et d’annotation contributive développés pour l’occasion par l’IRI au cours de répétitions et de performances musicales et de conférences et ateliers philosophiques invitant pour l’occasion musicologues, anthropologues, artistes, écrivains, technologues, etc.

Ces travaux, qui consisteront en trois stages de formations et de pratiques intensives seront enregistrés, éditorialisés et diffusés au fil du temps par l’intermédiaire d’un site web dédié à l’école itinérante, et dont les archives, qui seront mobilisées durant le festival de Tournai, constitueront un matériau scénographique spécifique mis en scène par l’artiste Gaëtan Robillard. Ils prépareront une université d’été qui se tiendra durant la semaine précédent le Festival de Tournai.

Le but de cette académie d’été est de présenter, durant le festival et au public du festival, le public préparé durant l’école et son université d’été – la rencontre entre le public préparé et le festival étant aussi en large part une rencontre entre générations et cultures via la technologie qui, soutenue par des productions artistiques et des conférences de haute tenue, elles-mêmes préparées au cours de l’école, et par la présence d’un jeune public d’amateurs particulièrement averti, fournira l’occasion d’un débat public exceptionnel sur l’avenir du développement technologique en Europe.

Sur la base de ces instruments d’improvisation collective et d’annotation contributive, le public préparé éclairera un autre public avec lequel il dialoguera et qu’il introduira auprès des musiciens, des artistes et des philosophes invités pour le festival.

On l’aura compris, il s’agit de fonder cette édition du festival Musique et philosophie de Tournai sur un travail avec des amateurs (de musique et de philosophie) équipés, longuement préparés, en avance du festival, à une pratique libre des arts, des lettres et des technologies, et dont le festival devrait être le point d’aboutissement en tant que manifeste et manifestation pour une politique post-consumériste rendue possible par les arts et les lettres s’emparant des technologies numériques à partir de leurs savoirs propres.

On renouera ainsi avec ce qui, à la fin du XIXè siècle, constituait semble-t-il une évidence, à savoir que les abonnés de l’Opéra de Paris, par exemple, venaient assister à ses nouvelles productions après avoir reçu le livret et des partitions de réductions pour instruments seuls de la partition d’orchestre, matériaux que les amateurs interprétaient pour se préparer au nouveau spectacle.

Nous pensons que c’est avec cette veine qu’il faut renouer grâce à Mons devenue capitale européenne de la culture, afin d’organiser, dans un esprit européen retrouvé, de véritables rencontre entre les technologies, les cultures et les générations de demain – plutôt que la soumission des unes par les autres.

II – Organisation : 1 site Web, 3 ateliers et une académie d’été pendant le festival

La préparation des publics aussi bien que la conception des dispositifs techniques requis par le projet se feront au cours de trois ateliers itinérants (dans des lieux qui restent à préciser avec la Fabrique de Théâtre dans la région du Hainaut) dont les publics seront sollicités avec l’aide de la Fabrique de théâtre, et qui se dérouleront :

. en septembre 2014
. en janvier 2015
. en avril 2015

Au cours de chacun de ces ateliers, des musiciens et des philosophes seront invités par Bernard Lubat et Bernard Stiegler pour pratiquer et penser avec les amateurs l’improvisation et pour spécifier à partir de ces travaux les fonctions à implanter et les agencements à réaliser entre Omax et Lignes de temps : au-delà de l’improvisation et de la réflexion sur les rapports entre improvisation et annotation, les séances, qui seront accompagnées par des ingénieurs de l’IRI, donneront lieu à des travaux de co-design avec les musiciens, les philosophes et les amateurs de musique et de philosophie qui seront mobilisés à chaque itinérance.

Tous ces travaux seront enregistrés et filmés, et entre les ateliers, ces enregistrements seront éditorialisés par Gaëtan Robillard, l’IRI et pharmakon.fr en vue à la fois de faire connaître les travaux des ateliers, d’animer une éditorialisation et une annotation contributive, et de préparer des matériaux de travail pour l’académie d’été et pour le festival de Tournai, qui se dérouleront à la fin du mois d’août 2015.

Un dispositif d’aide à la répétition et à l’improvisation et d’éditorialisation sera ainsi conçu et sera achevé pour l’été 2015 et mis en scène au cours du festival durant lequel les publics amateurs qui auront participé aux ateliers deviendront à la fois publics et acteurs du festival les Inattendues 2015.

L’académie d’été, à laquelle sera associée l’académie d’été de pharmakon.fr, permettra d’articuler au mieux la présentation de ces travaux dans toutes leurs dimensions (musicales, philosophiques, technologiques, critiques, économiques et politiques) avec la programmation de Tournai 2015.